Le XVIe siècle


Ce siècle marque la diffusion de l’humanisme en Europe, qui étend ses foyers au nord ; et pour ce faire, il est le symbole d’une grande invention, l’imprimerie, et de nombreuses guerres en Italie. Il marque, en même temps, l’expansion européenne au niveau du monde, et principalement en Amérique.


I. Les deux empereurs


Charles Quint (1500-1558) acquiert très jeune de sa famille de nombreux territoires : l’Autriche, les Pays-Bas, les Espagnes et leurs colonies américaines, le Royaume des Deux-Siciles et les domaines des Habsbourg. Il rêve de restaurer l’empire de Charlemagne, et va passer son règne à rivaliser avec François Ier pour le duché de Milan et l’Italie, et à ainsi laisser croître la Réforme, les Ottomans aux portes de Vienne, jusqu’à saccager Rome en 1527.

Au tournant du siècle, Louis XII est sur le trône de France. En 1515, son cousin et gendre lui succède, féru des romans de chevalerie et impatient de reprendre les guerres en Italie (Marignan, la même année). Mais son règne comme celui de son adversaire s’avérera, de ce côté, catastrophique, si ce ne fût pour les dames qui signent les paix. Du côté interne, il parviendra à centraliser le pays, à diviser le clergé et à instituer l’état civil, tenu par ce dernier (ordonnance de Villers-Cotterêts, 1539).

Empereur en son royaume, François Ier sera aussi le restaurateur des Lettres et des Arts, dont voici le bilan :

En ce qui concerne les lettres, aussi bien grecques et latines qu’hébraïques, le feu roi ne les a pas seulement honorées magnifiquement en son royaume et au-dehors, mais il les a édifiées et plantées en son peuple par ses largesses et ses libéralités. Il a entretenu et rémunéré généreusement des hommes qu’il avait remarqués et qui sont maintenant capables de lire et de traduire en tous arts et en toutes langues. (…) Qui pourrait ne pas louer celui qui a rendu vie et vigueur à la poésie, à l’histoire, à la philosophie en son royaume ? Qui a fait rechercher les livres tous les jours ressuscités des auteurs ensevelis depuis plus de mille ans ? L’étude et la volonté de savoir chez lui était si grandes que, dès son plus jeune âge, il n’a jamais cessé de faire lire devant lui les livres sacrés et les histoires, de commander des traductions, de les faire commenter continuellement à sa table, en buvant et en mangeant, à son lever, à son coucher. (…) La cosmographie, la géographie du monde entier et de son propre royaume, nul ne pouvait mieux en parler que lui. La philosophie, morale et politique, il l’avait si bien comprise, autant par jugement que pour avoir la mémoire des choses ouïes et lues, que le plus savant homme du monde n’en savait pas davantage.

Pierre du Chastel, Sermon funèbre de François 1er, 1547

Ainsi, malgré les défaites, le roi concentra à sa cour la magnificence de ses lieux (Chambord, Blois, Chenonceau…), de ses dames, de ses artistes (Vinci, Cellini).


II. La découverte de l’homme


La découverte de l’homme est aussi celle de son corps. Le développement des armes à feu (l’arquebuse par exemple) et des nouvelles blessures qu’elles infligeaient donnera à Ambroise Paré, chirurgien empiriste (il ne connaît ni le grec ni le latin), la prééminence.

Renaissant des cendres antiques, nombreux furent ceux qui, dont Vésale, premier médecin de Charles Quint, et Fallope, consacrent l’anatomie, l’étude des entrailles.
Et l’art n’a nullement attendu pour l’étude du corps quant à sa forme extérieure : on sait les travaux de Vinci.



Le dessin de Vinci deviendra le symbole de l’humanisme, puisque l’homme retrouvera la confiance en l’homme.


Finalement, le parfait artisan décida qu'à celui qui ne pouvait rien recevoir en propre serait commun tout ce qui avait été donné de particulier à chaque être isolément. Il prit donc l'homme, cette œuvre à l’image indistincte, et l'ayant placé au milieu du monde, il lui dit en ces termes : « Si je ne t’ai donné, Adam, ni place déterminée, ni aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place, l'aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les conquières et les possèdes selon ton vœu, à ton idée.

Pico della Mirandolla, De la dignité de l’homme, 1487


III. Les découvertes géographiques


Les Amériques, découvertes à la fin du siècle dernier, vont susciter une vague d’intérêt en littérature comme en commerce. Le contexte d’alors était encore enclavé dans la chute de Constantinople (1453), privant les marchands, et mêmes les italiens qui conservent un certain monopole, de la porte d’entrée des denrées d’Asie.
L’Espagne donc, lancée dans l’expansion de son territoire (Reconquista), va poursuivre son chemin outremer, à la recherche des épices, mais aussi de l’or, encore pleine du rêve de Marco Polo, le Livre des merveilles, et, croyant accoster aux Indes, aura mis pied à terre sur un nouveau continent, les Amériques.
Bien, la métropole sera inondée d’or, mais aussi de choses nouvelles : tabac, maïs, pomme de terre, cacao.

Au cours du XVIe siècle, les français, rivalisant avec les espagnols, iront faire voile vers la partie au nord du continent, qu’ils coloniseront (Cartier, Samuel de Champlain) avec moins de succès pourtant. Le roi bientôt abandonnera les territoires du Québec à une compagnie de commerce.

En même temps, les portugais contournent l’Afrique et atteignent les Indes, desquelles Vasco de Gama sera nommé vice-roi. Quelques années plus tard, le Brésil sera conquis, puis les îles de l’océan Indien — Ceylan en particulier — jusqu’à l’océan Pacifique.
En 1518, un certain Ferdinand de Magellan signe avec Charles Quint un contrat qui l’amènera à faire le tour du monde, et surtout à traverser, après avoir été bloquée plusieurs mois dans l’hiver patagonien, l’océan qu’il dotera, on le comprend, de l’épithète Pacifique.

Autre est l’impact « économique » pour l’Europe, dont la plupart des routes vont abandonner la méditerranée pour se diriger vers l’Atlantique et l’océan Indien ; autre le développement de nouvelles puissances, comme l’empire hollandais ; face aux immenses conséquences, immédiates et plus distantes, pour les états européens — le financement des guerres de C. Quint, les monopoles de la traite des Noirs, le commerce profitable, l’occupation européenne de la planète, etc. — ces découvertes ne semblent être qu’une étincelle.


IV. Les inventions techniques et les découvertes scientifiques


Un voyage en mer, tout d’abord, suppose un équipement avantageux, duquel on compte la boussole, et surtout la caravelle au franc-bord plus imposant que les navires parcourant alors la Méditerranée.

Pierre Bruegel l'Ancien, La chute d'Icare, c. 1560

La fin du siècle connaîtra le premier thermomètre, inventé par Galilée, avec lequel ont réinventé l’astronomie Copernic, Paré et Vésale la chirurgie, François Viète l’algèbre, Jansen, avec le microscope, l’optique.


V. Autour de la Réforme


La décadence de l’Eglise catholique avait déjà fait ses preuves, depuis le grand schisme d’Occident (1378-1417) qui montra qu’elle ne put s’adapter aux changements survenus pendant cette époque. Si les tensions se manifestent entre les souverains et le pape, elles montrent l’apparition d’une classe inconnue à celles de la « Paix de Dieu » (Xe-XIe siècles) : la bourgeoisie, qui marque le déclin de la noblesse d’épée et de ses abus lors des croisades, et la Réforme l’avènement de celle-là.

Véronèse, Les noces de Cana, 1563


Les corruptions continuelles des indulgences vont faire naître de vives critiques parmi de nombreux réformateurs (Wyclif, Hus, Luther), et un pape incompétent (Léon X) ni les deux empereurs catholiques ne sauront empêcher la Réforme.

De plus, celle-ci épouse le progrès culturel du temps, et plus particulièrement celui de revenir aux sources de l’antiquité, en l’occurrence les écritures grecques et hébraïques.

En 1517, Luther publie les « 95 thèses », sans pourtant bien prévoir les conséquences qu’elles auront grâce à l’imprimerie ; quand le pape croira se trouver face à un hérétique, il sera en réalité devant un immense mouvement religieux, dont les deux grands principes sont l’autorité de l’écriture (formel) et la justification par la grâce (matériel), ce qui veut dire que l’homme ne peut rien faire pour mériter le salut.

En 1534, le roi d’Angleterre Edouard VIII rompt avec le pape, mais pour une cause plutôt personnelle : ce dernier avait refusé de lui accorder un divorce… En 1536, Genève devient protestante.


VI. Les universités et le Collège royal


Les universités ont été produites par la renaissance du XIIe siècle, et sont souventefois les garantes du dogme, et réticentes à l’acquisition de nouveaux savoirs.
Guillaume Budé demande alors à François Ier de fonder un collège qui deviendra le Collège de France et s’opposera à la Sorbonne, s’enorgueillissant d’enseigner toutes les sciences.



Textes tirés du XVIe siècle sur l’Amérique



Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, chap. XIII, 1578


Au reste, parce que nos Toüoupinambaoults sont fort esbahis de voir les François et autres des pays lointains prendre tant de peine d'aller querir leur Arabotan, c'est à dire, bois de Bresil, il y eut une fois un vieillard d'entre eux, qui sur cela me fit telle demande : Que veut dire que vous autres Mairs et Peros, c'est à dire François et Portugais, veniez de si loin querir du bois pour vous chauffer ? n'en y a-il point en vostre pays ? A quoy luy ayant respondu qu'ouy, et en grande quantité, mais non pas de telles sortes que les leurs, ni mesme du bois de Bresil, lequel nous ne bruslions pas comme il pensoit, ains (comme eux-mesmes en usoyent pour rougir leurs cordons de cotton, plumages et autres choses) que les nostres l'emmenoyent pour faire de la teinture, il me repliqua soudain : Voire, mais vous en faut-il tant ? Ouy, lui di-je, car (en luy faisant trouver bon) y ayant tel marchand en nostre pays qui a plus de frises et de draps rouges, voire mesme (m'accommodant tousjours à luy parler des choses qui luy estoyent cognues) de cousteaux, ciseaux, miroirs et autres marchandises que vous n'en avez jamais veu par deça, un tel seul achetera tout le bois de Bresil dont plusieurs navires s'en retournent chargez de ton pays. Ha, ha, dit mon sauvage, tu me contes merveilles. Puis ayant bien retenu ce que je luy venois de dire, m'interrogant plus outre dit, Mais cest homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il point ? Si fait, si fait, luy di-je, aussi bien que les autres. Sur quoy, comme ils sont aussi grands discoureurs, et poursuyvent fort bien un propos jusques au bout, il me demanda derechef, Et quand doncques il est mort, à qui est tout le bien qu'il laisse ? A ses enfans, s'il en a, et à defaut d'iceux à ses freres, seurs, ou plus prochains parens. Vrayement, dit lors mon vieillard (lequel comme vous jugerez n'estoit nullement lourdaut) à ceste heure cognois-je, que vous autres Mairs, c'est à dire François, estes de grands fols : car vous faut-il tant travailler à passer la mer, sur laquelle (comme vous nous dites estans arrivez par-deçà) vous endurez tant de maux, pour amasser des richesses ou à vos enfans ou à ceux qui survivent apres vous ? la terre qui vous a nourris n'estelle pas aussi suffisante pour les nourrir ? Nous avons (adjousta-il) des parens et des enfans, lesquels, comme tu vois, nous aimons et cherissons : mais parce que nous nous asseurons qu'apres nostre mort la terre qui nous a nourri les nourrira, sans nous en soucier plus avant nous nous reposons sur cela. Voilà sommairement et au vray le discours que j'ay ouy de la propre bouche d'un pauvre sauvage Ameriquain. Partant outre que ceste nation, que nous estimons tant barbare, se moque de bonne grace de ceux qui au danger de leur vie passent la mer pour aller querir du bois de Bresil à fin de s'enrichir, encor y a-il que quelque aveugle qu'elle soit, attribuant plus à nature et à la fertilité de la terre que nous ne faisons à la puissance et providence de Dieu, elle se levera en jugement contre les rapineurs, portans le titre de Chrestiens, desquels la terre de par-deçà est aussi remplie, que leur pays en est vuide, quant à ses naturels habitans. Parquoy suyvant ce que j'ay dit ailleurs, que les Toüoupinambaoults haïssent mortellement les avaricieux, pleust à Dieu qu'à fin que ils servissent desjà de demons et de furies pour tourmenter nos gouffres insatiables, qui n'ayans jamais assez ne font ici que succer le sang et la moelle des autres, ils fussent tous confinez parmi eux. Il falloit qu'à nostre grande honte, et pour justifier nos sauvages du peu de soin qu'ils ont des choses de ce monde, je fisse ceste digression en leur faveur. A quoy, à mon advis, bien à propos, je pourray encor adjouster ce que l'historien des Indes Occidentales a escrit d'une certaine nation de sauvages habitans au Peru : lesquels, comme il dit, quand du commencement que les Espagnols rodoyent en ce pays-là : tant à cause qu'ils les voyoient barbus, que parce qu'estans si bragards et mignons ils craignoyent qu'ils ne les corrompissent et changeassent leurs anciennes coustumes, ne les voulans recevoir, ils les appelloyent : Escume de la mer, gens sans peres, hommes sans repos, qui ne se peuvent arrester en aucun lieu pour cultiver la terre, à fin d'avoir à manger.


Michel de Montaigne, Essais, des cannibales (extrait), 1580


Or, je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vray il semble que nous n’avons autre mire de la verité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. Là est tousjours la parfaicte religion, la parfaicte police, perfect et accomply usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de mesmes que nous appellons sauvages les fruicts que nature, de soy et de son progrez ordinaire, a produicts : là où, à la verité, ce sont ceux que nous avons alterez par nostre artifice et detournez de l’ordre commun, que nous devrions appeller plutost sauvages. En ceux là sont vives et vigoureuses les vrayes, et plus utiles et naturelles vertus et proprietez, lesquelles nous avons abastardies en ceux-cy, et les avons seulement accommodées au plaisir de nostre goust corrompu. Et si pourtant la saveur mesme et delicatesse se treuve à nostre gout excellente, à l’envi des nostres, en divers fruits de ces contrées-là, sans culture. Ce n’est pas raison que l’art gaigne le point d’honneur sur nostre grande et puissante mere nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout estouffée. Si est-ce que, par tout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprinses,

Et veniunt ederae sponte sua melius,
Surgit et in solis formosior arbutus antris,
Et volucres nulla dulcius arte canunt.

Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à representer le nid du moindre oyselet, sa contexture, sa beauté et l’utilité de son usage, non pas la tissure de la chetive araignée. Toutes choses, dict Platon, sont produites par la nature, ou par la fortune, ou par l’art ; les plus grandes et plus belles, par l’une ou l’autre des deux premieres ; les moindres et imparfaictes, par la derniere. Ces nations me semblent donq ainsi barbares, pour avoir receu fort peu de façon de l’esprit humain, et estre encore fort voisines de leur naifveté originelle. Les loix naturelles leur commandent encores, fort peu abastardies par les nostres ; mais c’est en telle pureté, qu’il me prend quelque fois desplaisir dequoy la cognoissance n’en soit venue plus-tost, du temps qu’il y avoit des hommes qui en eussent sceu mieux juger que nous. Il me desplait que Licurgus et Platon ne l’ayent eue ; car il me semble que ce que nous voyons par experience en ces nations là, surpasse, non seulement toutes les peintures dequoy la poesie a embelly l’age doré, et toutes ses inventions à feindre une heureuse condition d’hommes, mais encore la conception et le desir mesme de la philosophie. Ils n’ont peu imaginer une nayfveté si pure et simple, comme nous la voyons par experience ; ny n’ont peu croire que nostre societé se peut maintenir avec si peu d’artifice et de soudeure humaine. C’est une nation, diroy je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espece de trafique ; nulle cognoissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat, ny de superiorité politique ; nul usage de service, de richesse ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations qu’oysives ; nul respect de parenté que commun ; nuls vestemens ; nulle agriculture ; nul metal ; nul usage de vin ou de bled. Les paroles mesmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la detraction, le pardon, inouies. Combien trouveroit il la republique qu’il a imaginée, esloignée de cette perfection :

Viri a diis recentes.
Hos natura modos primum dedit.

Au demeurant, ils vivent en une contrée de païs tres-plaisante et bien temperée ; de façon qu’à ce que m’ont dit mes tesmoings, il est rare d’y voir un homme malade ; et m’ont asseuré n’en y avoir veu aucun tremblant, chassieux, edenté, ou courbé de vieillesse. Ils sont assis le long de la mer, et fermez du costé de la terre de grandes et hautes montaignes, ayant, entre-deux, cent lieues ou environ d’estendue en large. Ils ont grande abondance de poisson et de chairs qui n’ont aucune ressemblance aux nostres, et les mangent sans autre artifice que de les cuire. Le premier qui y mena un cheval, quoy qu’il les eust pratiquez à plusieurs autres voyages, leur fit tant d’horreur en cette assiete, qu’ils le tuerent à coups de traict, avant que le pouvoir recognoistre. Leurs bastimens sont fort longs, et capables de deux ou trois cents ames, estoffez d’escorse de grands arbres, tenans à terre par un bout et se soustenans et appuyans l’un contre l’autre par le feste, à la mode d’aucunes de noz granges, desquelles la couverture pend jusques à terre, et sert de flanq. Ils ont du bois si dur qu’ils en coupent, et en font leurs espées et des grils à cuire leur viande. Leurs lits sont d’un tissu de coton, suspenduz contre le toict, comme ceux de nos navires, à chacun le sien : car les femmes couchent à part des maris. Ils se levent avec le soleil, et mangent soudain apres s’estre levez, pour toute la journée ; car ils ne font autre repas que celuy là. Ils ne boyvent pas lors, comme Suidas dict de quelques autres peuples d’Orient, qui beuvoient hors du manger ; ils boivent à plusieurs fois sur jour, et d’autant. Leur breuvage est faict de quelque racine, et est de la couleur de nos vins clairets. Ils ne le boyvent que tiede : ce breuvage ne se conserve que deux ou trois jours ; il a le goust un peu piquant, nullement fumeux, salutaire à l’estomac, et laxatif à ceux qui ne l’ont accoustumé : c’est une boisson tres-agreable à qui y est duit. Au lieu du pain, ils usent d’une certaine matiere blanche, comme du coriandre confit. J’en ay tasté : le goust en est doux et un peu fade. Toute la journée se passe à dancer. Les plus jeunes vont à la chasse des bestes à tout des arcs. Une partie des femmes s’amusent cependant à chauffer leur breuvage, qui est leur principal office. Il y a quelqu’un des vieillars qui, le matin, avant qu’ils se mettent à manger, presche en commun toute la grangée, en se promenant d’un bout à l’autre, et redisant une mesme clause à plusieurs fois, jusques à ce qu’il ayt achevé le tour (car ce sont bastimens qui ont bien cent pas de longueur). Il ne leur recommande que deux choses : la vaillance contre les ennemis et l’amitié à leurs femmes. Et ne faillent jamais de remerquer cette obligation, pour leur refrein, que ce sont elles qui leur maintiennent leur boisson tiede et assaisonnée. Il se void en plusieurs lieux, et entre autres chez moy, la forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs espées et brasselets de bois dequoy ils couvrent leurs poignets aux combats, et des grandes cannes, ouvertes par un bout, par le son desquelles ils soustiennent la cadance en leur dancer. Ils sont ras par tout, et se font le poil beaucoup plus nettement que nous, sans autre rasouer que de bois ou de pierre. Ils croyent les ames eternelles, et celles qui ont bien merité des dieux, estre logées à l’endroit du ciel où le soleil se leve ; les maudites, du costé de l’Occident. Ils ont je ne sçay quels prestres et prophetes, qui se presentent bien rarement au peuple, ayant leur demeure aux montaignes. À leur arrivée il se faict une grande feste et assemblée solennelle de plusieurs vilages (chaque grange, comme je l’ay descrite, faict un vilage, et sont environ à une lieue Françoise l’une de l’autre). Ce prophete parle à eux en public, les exhortant à la vertu et à leur devoir ; mais toute leur science ethique ne contient que ces deux articles, de la resolution à la guerre et affection à leurs femmes. Cettuy-cy leur prognostique les choses à venir et les evenemens qu’ils doivent esperer de leurs entreprinses, les achemine ou destourne de la guerre ; mais c’est par tel si que, où il faut à bien deviner, et s’il leur advient autrement qunil ne leur a predit, il est haché en mille pieces s’ils l’attrapent, et condamné pour faux prophete.

Caron, Le triomphe de l'hiver, v. 1568





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